Le terme glitch définit le résultat imprévu d’une rupture dans un flux conventionnel d’information. D’abord utilisé dans le langage technique, il s’est maintenant taillé une place dans le domaine de l’art. La pratique du glitch art désigne l’esthétisation d’erreurs analogiques ou numériques par corruption de code ou de données ou par manipulations d’appareils électroniques. Quel rôle peut bien jouer ce phénomène dans la société actuelle et quels discours adoptent les artistes en l’utilisant comme forme de création? Nous le verrons en s’appuyant sur le Glitch studies manifesto de Rosa Menkman et quelques œuvres tout en faisant un parallèle entre le glitch et le principe de distanciation.
Notons d’abord que Rosa Menkman artiste, théoricienne et auteure néerlandaise fait une différence entre le glitch comme terme technologique et le glitch comme terme artistique. Le premier est plutôt pour définir le bogue qui se manifeste lorsqu’un logiciel ne répond plus, par exemple, alors que le deuxième est plus que le bogue lui-même. Le glitch art ne contient pas toujours nécessairement de vrais bogues. Dans ce cas-ci, le glitch art se veut plutôt une idéologie, un concept de destruction ou de création nouvelle à partir de l’échec généré par un système. Les artistes peuvent donc le travailler de façon accidentelle ou provoquée. « Dans les deux cas, les créateurs le font pour la valeur esthétique des glitchs et pour leur capacité à briser cet effet d’immersion par lequel nous devenons inconscients du fonctionnement technique des outils informatiques que nous utilisons et pour protester contre l’obsolescence programmée. (Delbecque, 2016) » Le glitch peut être perçu comme une perturbation dans la perception linéaire et passive du spectateur. Il force donc un recul sur notre propre réalité et notre expérience avec le matériel informatique, à la manière du principe de distanciation. Principe théorisé par plusieurs mais davantage par Bertolt Brecht, au théâtre. « Le but premier de la théorisation sur le concept de distanciation brechtienne est de créer une distance critique pour le spectateur: elle devra permettre au spectateur de parvenir à une libération sociale et politique, autrement dit, le but de Brecht est de générer un sentiment de citoyenneté chez son spectateur, d’en faire un spectateur-citoyen». (Remy, 2012) Le glitch ou les œuvres de glitch art agiraient comme perturbateurs dans des politiques déjà bien établies et forceraient l’artiste et le spectateur à se libérer de ces conventions et standards et ainsi « relayer la membrane du normal. (Menkman, 2009/2010) » Comme Rosa Menkman l’avance dans son manifeste Glitch Studies Manifesto, le glitch s’oppose à ce qui a déjà du sens et nous force à redéfinir ce sens.
Si l’on regarde, par exemple, la page web du collectif JODI (http://wwwwwwwww.jodi.org), on remarque bien cette idée de redéfinition de ce qui a du sens, de revoir la membrane du normal.
Capture d'écran du site http://wwwwwwwww.jodi.org
Notre expérience de navigation habituelle est complètement bouleversée lorsque l’on se retrouve sur ce site. La fluidité et la clarté des directives auxquelles nous nous attendons d’un site web disparaissent pour laisser place à une série d’embûches et d’accidents. Des liens qui ne semblent mener nulle part, de l’écriture qui ne semble rien dire, des images abstraites…On peut associer ces expériences à l’accident mais, en réalité, tout est fonctionnel. Le collectif d’artistes joue donc avec les habitudes des utilisateurs en les rompant. Il utilise ces « accidents » pour nous rappeler que la promesse d’une navigation sûre et sans faille est utopique et que la machine peut être imparfaite. « Plutôt que de créer l’illusion d’une interface transparente vers l’information, la machine se révèle et se rappelle brutalement à l’existence de son utilisateur. C’est le cri primal des données. (Menkman, 2010) » Pour bon nombre d’utilisateurs, l’expérience du glitch peut paraître comme une simple expérience frustrante sans susciter de réflexion. Cette réaction peut découler du fait que les programmes sont construits de façon à nous faire croire que l’utilisation des systèmes doit se faire sur une base idéale. Le glitch vient donc perturber cette idéologie et nous ramène dans une réalité autre que celle miroitée par les systèmes et les machines. Même si la réflexion ne s’enclenche pas automatiquement chez tous les utilisateurs, le glitch ouvre tout de même une brèche en proposant de différentes réalités. On peut alors se retrouver pris entre deux réalités et deux espaces temps. C’est cet aller-retour qui permet d’enclencher une distanciation face à sa propre réalité et, éventuellement, une réflexion.
Dans le cas de l’œuvre Postcards from Google Earth de l’artiste Clement Valla, nous nous retrouvons carrément face à une réalité créée par la machine. En effet, il utilise les glitches générés directement par la plateforme Google Earth en faisant des captures d’écran lors de recherches sur celle-ci. On questionne donc moins l’expérience d’utilisation des logiciels informatiques qu’on ne questionne la plateforme elle-même.
Postcards from Google Earth, Clement Valla, 2010-En cours (http://www.postcards-from-google-earth.com/)
Clement Valla affirme que les images qu’il a trouvées sur Google Earth relève moins d’une erreur ou d’un glitch mais proviennent plutôt « du résultat logique absolu du système (Valla, 2012) ». Le système dont il est question ici est The Universal Texture. Ce logiciel, breveté et possédé par Google, fait l’assemblage automatique des photographies aériennes et des données cartographiques de Google Earth. Dans sa série de photographies, Clement Valla nous donne à voir les contradictions, les défauts et les incompatibilités de données qui sont générés par The Universal Texture, en exposant les paysages anormaux qui en découlent. Selon Rosa Menkman, le glitch ne peut se résumer à une simple technique, c'est un acte politique de libération et de résistance au contrôle, à l'idéologie de l'ordre et du progrès véhiculée par les médias numériques, au mythe de la transmission parfaite. Dans le cas des images d’archives de Clement Valla, c’est justement le mythe de la transmission parfaite qui est questionné, en démontrant les failles de celle-ci.
D’autre part, depuis quelque temps, le glitch tend à vouloir se folkloriser et se standardiser. En effet, les plateformes numériques sont maintenant envahies de modules d’extension ou de logiciels pouvant créer facilement des effets de glitch sur les images des utilisateurs. Ces effets sont utilisés seulement pour leurs attributs esthétiques mais la réflexion ne va généralement pas plus loin. Dans ce cas-ci, est-ce que Rosa Menkman a une vision trop romantique du glitch pour affirmer qu’il a le pouvoir de politiser les spectateurs à propos de la technologie? Puis, si le principe de distanciation est censé faire prendre du recul en heurtant les attentes du spectateur avec l’imprévisible mais que le glitch devient prévisible, peut-on encore compter sur lui comme outil distanciateur? Tant que les artistes du glitch art continueront de le décortiquer, de le questionner, de l’analyser et de le manipuler, les œuvres favoriseront la distanciation. N’est-ce pas l’intention de plusieurs artistes d’amener le spectateur à prendre ses distances par rapport à la réalité en développant un esprit critique sur sa société?
Bibliographie
Delbecque, Y. (2016). Culture hacker, hacks et création, création politique et politique de la culture. Nouveaux Cahiers du socialisme, (15), 130–144.
Lellouche, J. (2016) LE GLITCH: Une erreur comme esthétique de l’accident. Récupéré de: https://jonathanlellouche.files.wordpress.com/2016/04/le-bug-comme-c3a9sthc3a9tique.pdf
Menkman, R. (2009/2010) Glitch Studies Manifesto. Récupéré de : https://amodern.net/wp-content/uploads/2016/05/2010_Original_Rosa-Menkman-Glitch-Studies-Manifesto.pdf
Menkman, R. (2011) The Glitch Moment(um). Network Notebooks 04, Institute of Network Cultures, Amsterdam.
Menkman R. (2012) FOLKLORE DU WEB 2/5 > RENCONTRE AVEC ROSA MENKMAN, LA GLITCH CULTURE. Dans theatre-contemporain.net. Récupéré de : https://www.theatre-contemporain.net/video/Folklore-du-web-2-5-Rencontre-avec-Rosa-Menkman-la-glitch-culture?autostart
Remy, C. (2012) Le potentiel critique des jeux vidéo : Relations et conséquences du couple immersion/distanciation dans la création vidéoludique. Récupéré de : http://www.christophe-remy.com/wp-content/uploads/2012/09/M%C3%A9moire-M2-Pro-Fiction-Num%C3%A9rique_REMY_Christophe.pdf
Valla, C. (2012) The Universal Texture. Récupéré de : http://rhizome.org/editorial/2012/jul/31/universal-texture/