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Contrairement aux constellations occidentales constituées de groupes d'étoiles, la culture andine distinguait plutôt des taches sombres sur le fond étoilé du ciel nocturne. Les Incas appelaient la voie lactée Mayu : rivière céleste. Ces taches étaient identifiées comme des silhouettes d'animaux qui allaient s'abreuver dans les eaux de Mayu, et qui assombrissaient sa luminosité avec leurs ombres qu’ils appelaient Yana Phuyu : nuages ​​noirs. En raison de la colonisation d'Abya Yala (nom indigène qui fait référence aux terres de l’Amérique latine), nous ne voyons plus ce ciel ; nos constellations actuelles sont plutôt des représentations de dieux grecs, romains ou d'animaux de l'hémisphère nord comme la Grande Ourse.

Après une saison à vivre comme “illégal” en Europe, jouant du “noise” et enseignant l'électronique, j'ai décidé de revenir en Amérique latine. Je voulais trouver et rencontrer ces gens qui “font du bruit” de ce côté-ci de l’océan.

J'ai pensé aller visiter nos constellations : les Yana Phuyu ou constellations obscures, j'ai pensé aller à la recherche de personnes qui développent leur art “dans l'ombre”, peut-être sans reconnaissance, appréciation ou visibilité d'une “étoile”. C’est ainsi qu’en octobre 2014 j'ai entamé un voyage autogéré le long de la Panaméricana,l’autoroute transaméricaine qui relie presque tous les pays de l'hémisphère occidental du continent américain. Mon objectif était d'établir un contact avec les sous-cultures contemporaines d'Amérique latine qui travaillaient autour du “noise”, de l'art électronique, des pratiques DIY (do it yourself - le faire sois-même) et DIWO (Do It With Others - le faire ensemble) et de la culture queer. Pendant les deux années que dura ce voyage, j’ai visité une dizaine de pays sous la bannière d'une école temporaire autonome appelée “L’académie des arts et des métiers de l’électroniques”.

Dans cet espace nomade « sans murs », la précarité de ressources, la participation active, l’autonomie, la simplicité, la désobéissance technologique, la subversion et l’anarchie électronique ont été des stratégies de création pour repenser les notions d’art, de technologie et d’éducation dans des endroits où les concepts de medialab, fablab ou makerspace existent seulement pour un groupe très réduit de personnes et les vrais créateurs (travailleurs) se trouvent dans les quartiers « barrios » (zones défavorisées d’une ville). L’Académie des arts et métiers électroniques est devenue un espace de participation et de connexion avec l’art des refusés du monde de l’art, pour revendiquer les métiers populaires et le savoir populaire, un espace pour ce qui font du bruit seulement par le fait d’exister. La sociologue, intellectuelle et historienne contemporaine de Bolivie Silvia Rivera Cusicanqui nous parle du concept de « ch'ixi ». Le ch’ixi est un concept-métaphore que Silvia utilise comme réponse aux limitations et/ou contradictions des termes tels que « métissage » ou « multiculturalité ». Ch’ixi est une couleur grisâtre [1] constituée des points blancs et noirs qui ne se mélangent pas complètement. Quelque chose qui est et qui n’est pas en même temps. Une potentialité des opposés. Le ch’ixi en tant que « grisaille » (nuance de gris) devienne ce qui nous revendique « tachés » et combine le monde autochtone et son opposé sans les mélanger jamais. En lisant Silvia, j’ai pensé au bruit blanc d’une antenne de télé qui reçoit les foudres cosmiques ou perturbations électromagnétiques de l’atmosphère et la latence du champ électromagnétique de la terre. J’ai vu les personnes avec lesquelles je me suis réunies comme des identités composées des taches contradictoires qui faisaient du bruit parce que leur histoire est brouillant. J’ai vu que nous sommes ce bruit blanc ou ch’ixi en essence.

Nous sommes à la fois histoires de résistance et réconciliations avec notre passé indigène; un intermédiaire pendulaire qui oscille entre notre culture ancestrale et notre culture contemporaine. Nous sommes le bruit incarné. Un jour, j’ai lu que le noise comme genre musical provient de contextes urbains que qu’il est originaire d’une époque post-industrielle des villes du Royaume-Uni, du Japon, des États-Unis et d’Allemagne. Je me suis demandé: « quel est le bruit des endroits qui n’ont pas été des grands centres industriels mais bien des producteurs de matières premières, des pays exploités pour leurs ressources naturelles et des pays de résistance politique? D’où vient notre bruit? Viendrait-il de la mer, du vent, de la jungle, de l’océan, de la pluie, de la tempête, de la rivière, du tonnerre, de l’éclair, du tremblement de terre, etc? » Je crée des artefacts électroniques avec des technologie peu couteuse et plusieurs des bruiteuses latino-américaines faisons nos propres instruments. Un jour, j’ai pensé à faire un circuit qui fonctionnerait avec la composition même de la matière. C’est à dire avec des minéraux et des métaux conductifs, où circule l’énergie sans câbles. Puis j’ai pensé aux anciens flux d’or et de cuivre ainsi qu’à l’océan salé. Je me suis donc dit: ce circuit existe déjà! C’est comme cela que notre planète fonctionne, et nous y habitons. Dans le texte “Comment les électrons se rappellent”, l’autrice Laura U. Marks nous parle de la capacité de mémoire des électrons. Laura reprends les études sur le comportement de particules subatomiques du philosophe mexicain Manuel de Landa, un chercheur se penchant sur l’intelligence artificielle et la théorie du chaos. Selon cette dernière, la mémoire ne relève pas de l’expression d’une volonté ou d’une conscience de soi, mais plutôt d’un principe émergent d’auto-organisation. Pour de Landa, “la matérialité supposément inerte, depuis les cristaux jusqu’aux roches en passant par le sable du lit d’une rivière présente un comportement auto-organisationnel qui accumule de surcroît l’expérience.” À la lumière des textes de Laura et Manuel, j’ai continué à penser le bruit, l’électronique et les circuits en tant que mémoire et force de la nature, qui clame depuis l’intérieur des machines, l’histoire de l’exploitation et des blessures à notre écosystème causé par l’impitoyable extractivisme minier. J’ai pensé au son de nos machines comme une lamentation de la terre qui doit être libérée et transformée en fréquences guérisseuses. J’ai pensé au bruit comme un acte spirituel de conciliation intérieure avec nos ancêtres indigènes. L’aspect ritualiste de plusieurs performances d’art sonore en Amérique latine nous reconnecte avec nos matériaux originels, avec notre cosmos, avec l’harmonie des sphères. Parfois, en performance, j’entre en état de transe et je me sens comme un antenne, comme les radios émettant et recevant des fréquences. Je pense que je suis une antenne recevant un message ancien. Mais aussi un message de moi-même dans un futur passé. Les personnes qui jouent avec l’électricité en Amérique latine, jouent avec la terre, les minéraux, jouent avec l’eau. Nous penchons notre corps sur le fleuve Mayu, notre rivière céleste et nous projetons nos ombres d’animaux andins, nous ne sommes pas que des ombres, nous sommes des constellations obscures.

[1] Grisâtre et grisaille, sont des mots de mépris, échevelés ou pas très décents. https://www.youtube.com/watch?v=pHJkCqe2gAk

Constanza Piña, 2020

Traduction depuis l'espagnol par : Ernesto Duenas, Agustina Belen Pedrocca et Alexandre Castonguay

constellations_obscures_-_1ere_partie.pdf